Porsche - Le plus petit objet manipulable

Le plus petit objet manipulable

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Meilleur jour :
Les architectes aiment parer leurs créations d’icônes capables de rehausser la valeur de leur propre travail. La 911 joue parfaitement ce rôle.

Quand l’architecture rencontre l’automobile : Kaspar Helfrich est architecte et co-créateur de l’une des start-ups les plus en vue de Suisse, Archilogic. Christophorus a discuté avec lui de l’automobile dans l’architecture.

Une usine vide de Schaffhouse. Une 911, une Panamera et de l’espace libre à foison. Kaspar Helfrich, architecte de formation, a grandi à proximité de ce site et voit avec tristesse un ancien bâtiment industriel céder une fois de plus la place à une construction neuve. Il arpente la halle, étudie les détails, s’approche ensuite de la Porsche 911 GTS rouge.

Kaspar Helfrich, vous n’avez même pas le permis. En quoi une Porsche 911 peut-elle bien vous intéresser ?
Globalement, la voiture s’est affranchie de sa fonction d’usage première. La locomotion est devenue un effet secondaire de l’accomplissement de soi. Nous nous asseyons au volant pour nous glisser dans une nouvelle peau. La 911 est idéaltypique, elle incarne ce désir de transmutation de toute une génération, et même si tout le monde ne peut pas se payer une telle voiture, nous en avons tous rêvé enfants. La 911 est la voiture de mon enfance et aujourd’hui encore, elle réveille l’enfant qui sommeille en moi.

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Le sens du détail :
La Panamera est une œuvre d’art adaptée à la vie quotidienne.

Qu’est-ce qui, dans l’automobile, attire l’architecte ?
Quelles sont les forces capables de faire naître, croître et dépérir des villes ? À part la gravitation, il n’y a que la mobilité. La voiture est à l’urbaniste et à l’architecte ce que le quantum est au physicien : la plus petite entité manipulable. La voiture est le lieu primitif de notre civilisation, le dernier lieu où se retirer, la capsule spatiale parfaite, elle a quelque chose d’un trône aussi, moulé sur mesure à notre corps et à notre libido. Le Corbusier avait déjà eu l’idée de créer une voiture minimum. La voiture nous offre le monde, nous promet une absolue liberté, même si c’est pour nous laisser à l’arrêt pendant des heures dans le trafic des heures de pointe. On pense souvent que les maisons sont faites de briques empilées, mais c’est faux : elles sont découpées dans le corps de la ville par le flux de nos déplacements. L’automobile est la goutte d’eau qui creuse la pierre urbaine.

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Une icône sans cesse réinterprétée :
La 911 aussi se réinvente perpétuellement.

Qu’est-ce qui, dans une voiture, peut énerver un architecte ?
Tout, à commencer par le design actuel. Comment quelque chose qui se donne des airs aussi futuristes peut-il être aussi rétrograde techniquement ? Sérieusement : la voiture et l’architecture dialoguent depuis bientôt cent ans, ils jouent un drame fait d’amour et de haine. Victor Gruen, l’inventeur du centre commercial, a tenté à l’époque de libérer les centres villes de ces avalanches de métal. Hélas, il a compris trop tard qu’il avait par la même occasion ouvert la voie aux tapis pavillonnaires interminables des banlieues américaines. Il a quitté les États-Unis très frustré pour sauver au moins Vienne, sa ville natale. Qu’il a ensuite transformée en variante européenne de centre commercial. Certains parlent même de la « malédiction de Gruen ».

Un parking pour voitures, que ce soit pour un pavillon ou pour un bâtiment industriel, ce n’est pas vraiment la commande rêvée pour un architecte, n’est-ce pas ?
Un parking peut aussi être une icône, comme le montre par exemple le 1111 Lincoln Road créé par Herzog & de Meuron à Miami. J’imagine que la plupart des architectes n’ont rien contre les garages, mais je ne veux pas parler à la place des autres. Les garages sont les cellules souches de branches industrielles entières.

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Kaspar Helfrich :
« Archilogic veut redéfinir la communication dans l’architecture. »

La Porsche 911 est une icône du design industriel. Est-elle capable de rendre des maisons plus belles ?
Ce ne serait sûrement pas la première fois qu’un architecte placerait volontairement une voiture devant son œuvre pour l’associer à une icône.

Kaspar Helfrich est le co-créateur d’Archilogic, l’une des start-ups les plus dynamiques de Suisse. Archilogic transforme de simples plans 2D en modèles 3D sémantiques : « Notre objectif premier est de réinventer et de redéfinir la communication dans l’architecture à l’aide de la plateforme développée par Archilogic. À long terme, notre objectif est de faire une norme globale des modèles 3D basés sur le web », explique-t-il. Il ne s’agit pas de créer un nouveau logiciel d’architecture, mais une plateforme internet, permettant de représenter en trois dimensions l’architecture et le design, de travailler aux projets et de les partager. Directement dans le navigateur. Mais Helfrich n’est pas qu’un entrepreneur, c’est surtout un homme qui pense à grande vitesse, se préoccupe intensément de l’avenir (et se passionne de surcroît pour l’alpinisme en haute altitude).

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La voiture a-t-elle encore un avenir dans les villes de demain ?
Sincèrement, j’ai du mal à imaginer une ville sans l’effet catalyseur du transport de personnes. La question est plutôt de savoir comment la voiture va évoluer pour façonner la ville de l’avenir. La plupart des voitures sont à l’arrêt 95 % de leur durée de vie et sont plus des « auto-immobiles » que des automobiles. Bientôt, les nouvelles technologies transformeront le signe extérieur de richesse qu’est la voiture en objet utilitaire partagé. Les voitures électriques réduiront la pollution sonore, les avenues passantes redeviendront des zones d’habitation convoitées (si nous arrivons à maîtriser aussi le bruit de roulement). Je vois bien aussi la rue redevenir un espace partagé où les machines ne repousseraient pas l’humain, mais le contourneraient avec fluidité.

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De l’espace libre pour les yeux :
Les formes sévères de l’ancienne usine font surgir la beauté, qui relève toujours du regard de l’observateur.

Même Porsche a dû suivre parfois la tendance, la mode, par exemple avec le Cayenne. Ce phénomène existe-t-il aussi en architecture ?
Se plier à la mode ou aux contraintes économiques ?

Comment expliquez-vous que très peu de designers automobiles soient connus alors que beaucoup d’architectes deviennent célèbres ?
Bonne question. L’architecture a ceci de particulier qu’il n’y a quasiment pas d’autre branche où les coûts de transaction soient si élevés. Une forte mise en avant des auteurs aide à vaincre les peurs des investisseurs. De plus, les bâtiments construits sont souvent uniques et s’apparentent donc plus à une œuvre d’art qu’un produit industriel doté d’une ergonomie de masse. On pourrait dire aussi que vu la quantité d’architectes existants, il faut bien que quelques-uns deviennent célèbres. Pure stochastique.

Le Corbusier avait aussi créé des voitures (et des meubles). Pourquoi n’avons-nous plus de génies transdisciplinaires de ce genre ?
Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui moins de génies, au contraire. Mais il est sans doute plus simple de faire date dans une discipline nouvelle. Aujourd’hui, il faut tout simplement chercher ces génies dans d’autres domaines.

Interview et texte Peter Ruch
Photos Christian Engelmair